«Souvenez-vous toujours : les autres peuvent vous haïr, mais ceux qui vous haïssent ne gagnent pas à moins que vous ne les haïssiez aussi, et là vous vous détruisez vous-même».
(Discours de départ de la présidence de Richard Nixon, 8 août 1974)
Chicanes de clochers, vieilles rancunes entre familles rivales, luttes entre candidats éconduits par les électeurs et candidats élus : dans le monde municipal, les exemples de guerres qui dégénèrent sur la place publique et dans les médias ne manquent pas. Cependant, quand les frustrations s’expriment publiquement, où trace-t-on la ligne entre ce qui découle du droit à la liberté d’expression et ce qui constitue de la diffamation?
Lorsque des élus siègent au conseil municipal, ils bénéficient de ce que l’on appelle une immunité relative. Il s’agit d’une protection moins complète que celle dont bénéficient les membres de l’Assemblée nationale grâce aux privilèges parlementaires. En effet, un élu municipal ne pourra être poursuivi pour les gestes accomplis et les paroles prononcées dans le cadre de ses fonctions à moins de prouver la mauvaise foi, c’est-à-dire la volonté de nuire à autrui. Or, qu’en est-il des citoyens ou de candidats défaits qui s’expriment publiquement sur les élus ou les fonctionnaires municipaux?
Bien que les chartes canadiennes et québécoises reconnaissent l’importance du droit à liberté d’expression, aucun droit ne peut être utilisé de manière à nuire à autrui. Ainsi, le citoyen engagé ou le candidat défait aux dernières élections municipales qui utilise un moyen de diffusion de l’information auquel le public à accès pour faire valoir son point de vue par rapport à un ou plusieurs enjeux doit user d’une certaine prudence. La jurisprudence en la matière nous enseigne que rapporter des faits non vérifiés, incomplets, inexacts, voire carrément faux, peut valoir à son auteur une condamnation en dommages qui variera selon la gravité de la faute et la diffusion du médium.
En ce qui concerne le moyen utilisé, les tribunaux se soucient peu de la forme des écrits ou du médium de diffusion des paroles : que ce soit dans un journal (les lettres ouvertes ont donné lieu à de nombreuses poursuites), sur un site internet, un blogue, à la radio ou à la télévision, celui qui diffuse des faussetés pourra avoir à en assumer les conséquences. Évidemment, si le moyen de communication ne rejoint qu’un public limité, le dommage subi sera moins important et les tribunaux prendront ce fait en considération lors de l’évaluation des dommages-intérêts qui seront octroyés à la personne diffamée. Par exemple, s’il s’agit d’une lettre ouverte publiée dans le Journal de Montréal, la diffusion de ce journal étant importante, la moindre information diffamatoire aura beaucoup plus d’impact et pourra en conséquence causer davantage de dommages. Toutefois, même si seulement un cercle restreint de personnes prend connaissance des informations diffamatoires cela pourra avoir causé un dommage important, si celui-ci constitue une part importante d’une petite communauté locale.
Contrairement aux règles générales du droit civil, la personne diffamée qui s’adresse aux tribunaux dispose d’un délai d’un an seulement à partir de l’atteinte à sa réputation pour intenter son recours.
En 2008, dans la cause Sofio c. Messier, l’ancien maire de la ville de Mont-St-Hilaire poursuivait un citoyen ayant publié une lettre ouverte dans les journaux. Or, certains faits n’avaient pas été vérifiés pas l’auteur et celui-ci accusait l’ex-maire, notamment de copinage suite au départ de l’ex-directeur général qui se serait négocié un « pont d’or » avec la complicité de l’ex-maire de la ville. Or, l’auteur de la lettre s’était fié sur des informations non vérifiées et la Cour supérieure a condamné celui-ci à 40 000 $ de dommages moraux pour atteinte à la réputation.
Dans une autre affaire, à Rawdon, en 2010, Prud’homme c. Rawdon, des citoyens ont créé un blogue où ils étalaient leurs opinions au sujet de l’administration municipale. Ce n’était plus ici de simples allégations de copinage, mais des insultes crues et vulgaires en bonne et due forme. Bien que la Cour d’appel du Québec ait admis que de tels propos étaient inacceptables et constituent de la diffamation, la cour refusait cependant d’ordonner la fermeture du blogue, car cela aurait constitué une atteinte à la liberté d’expression. Les demandeurs auraient dû exiger plus simplement la cessation spécifique de la diffusion des paroles diffamatoires.
La diffamation ne concerne pas seulement les écrits ou paroles fausses diffusées par quelqu’un. Le fait de diffuser des informations vraies ne libère pas son auteur d’une responsabilité légale si cette information porte atteinte au droit à la vie privée. Par exemple, si un citoyen révélait l’homosexualité d’un élu alors que celui-ci ne tient pas à ce que cette information ne devienne publique, cela ouvrirait, à notre avis, la porte à un recours en diffamation.
Dans tous les cas, le fait que l’auteur d’un écrit ou d’une parole diffamante ait été négligent dans sa vérification des faits avant de diffuser l’information jouera pour beaucoup dans sa responsabilité. Par ailleurs, la personne qui prétend avoir subi de la diffamation devra tout de même faire la preuve torts causés à sa réputation. De simples paroles ou écrits restés sans conséquence n’entraîneront pas une condamnation au paiement de dommages-intérêts. Le demandeur devra faire état des réactions de son entourage, des commentaires des citoyens, voire de la perte d’occasions d’affaires ou de son humiliation personnelle.
Ceci dit, les indemnités accordées par les tribunaux restent relativement modestes. Même dans les cas où la diffamation est prouvée de manière flagrante par des informations fausses et où le mépris teinte l’attitude du défendeur, le montant des dommages accordés au demandeur dépassera rarement les 50 000 $ dans les cas classiques et est généralement inférieur à 25 000 $. Ces montants restent la plupart du temps très modestes par rapport aux dommages subis par la personne diffamée, quand on examine les conséquences des paroles ou des écrits diffamatoires sur celle-ci et les honoraires extrajudiciaires qu’elle devra assumer pour présenter sa cause devant le tribunal.
Règle générale, les tribunaux tentent de trouver un équilibre entre les différents droits consacrés par la Charte québécoise des droits et libertés : droit à l’honneur, la dignité et la réputation d’une part, et droit à la liberté d’expression de l’autre. Le citoyen engagé, voire parfois frustré, qui souhaite faire connaître son mécontentement au sujet de l’administration municipale peut toujours le faire. Mais les informations fausses et non vérifiées, celles qui relèvent de la vie privée ou qui sont teintées de mépris et d’acharnement ne pourront être considérées comme acceptables en vertu de la liberté d’expression garantie par la Charte et seront sanctionnées par les tribunaux.