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Est-ce que l'atteinte à ta réputation vaut plus cher que la mienne?

18 décembre 2016

Le 20 mai 2014, la juge Monast, de la Cour supérieure, a fait droit à l'action en diffamation de l'ingénieur Lepage, condamnant les défendeurs à payer à ce dernier 100 000 $ de dommages moraux et, au total, 200 000 $ en dommages punitifs.

Les faits ayant mené à cette condamnation peuvent se résumer comme suit: En mars 2011, au cours de l'émission EnquêteLepage a déclaré qu'il avait été victime de menaces et d'intimidation de la part des défendeurs, soit la FTQ-Construction, la section locale 791 de l'Union des opérateurs de machinerie lourde et le représentant de cette dernière, Gauthier, parce qu'il avait refusé de leur céder le contrôle de l'embauche de la main-d'œuvre sur un chantier dédié à la construction d'un barrage hydroélectrique pour Hydro-Québec sur la rivière Toulnustouc. Il agissait alors à titre de directeur de projet pour Groupe Aecon ltée. Quelques jours après la diffusion de cette émission, les défendeurs ont organisé des conférences de presse dans le but de donner leur version des faits et de démentir les propos de Lepage. Le directeur général de la FTQ-Construction, le défendeur Goyette, a alors déclaré que Lepage était un gestionnaire incompétent et imprudent. Il a brandi un rapport dressé par la Commission de la santé et de la sécurité du travail à la suite d'un accident du travail survenu sur le chantier de Toulnustouc au printemps 2004 et a affirmé qu'un travailleur avait perdu la vie en raison de sa négligence. Le lendemain, le représentant de la section locale 791, Gauthier, a déclaré que Lepage était personnellement responsable de la mort du travailleur et l'a qualifié d'«assassin». À l'automne 2010, Gauthier a réitéré ses propos lors d'une entrevue qu'il a accordée à l'animateur Denis Lévesque sur les ondes de TVA.

Le 1er septembre dernier, la Cour d'appel a statué que la juge de première instance s'était bien dirigée en concluant que Goyette et Gauthier avaient tenu des propos diffamatoires à l'endroit de Lepage. Comme ceux-ci agissaient dans l'exercice de leurs fonctions et à titre de représentants respectifs de la FTQ-Construction et du local 791, la juge a aussi conclu à la responsabilité de ces deux organisations syndicales à titre de commettantes.

Bien qu'il ne soit pas facile de quantifier l'atteinte à la réputation, l'humiliation, l'isolement, la perte ou la diminution de l'estime de soi ainsi que le regard négatif d'autrui, l'indemnité accordée à titre de dommages moraux doit pouvoir se comparer aux indemnités déjà accordées par les tribunaux en matière de diffamation, tout en faisant les distinctions qui s'imposent, et elle doit surtout demeurer proportionnelle à la gravité de l'impact réel (souvent temporaire) et des conséquences véritables de la diffamation sur la victime. Ici, la somme de 100 000 $ accordée à Lepage allait bien au-delà des paramètres jurisprudentiels ordinaires en pareille matière (paragr. 103 et 104).

À titre d'exemple, dans Fillion c. Chiasson, la victime, une présentatrice de bulletins météorologiques, avait fait l'objet d'une véritable campagne de dénigrement de la part d'un animateur radiophonique, campagne qui s'étalait sur plusieurs années et qui ne s'était pas arrêtée malgré ses interventions et celles du CRTC auprès des appelants. Le juge Morissette, de la Cour d'appel, confirmant la somme de 100 000 $ à titre de dommages moraux accordée par le juge de première instance, a rappelé les circonstances particulièrement graves qui justifiaient une telle indemnité: Chiasson a subi une perte de confiance en elle-même, a commencé à douter de ses capacités, a changé ses habitudes vestimentaires et a même craint pour sa sécurité; elle a dû s'expliquer auprès de certaines de ses connaissances; elle a connu des périodes d'anxiété dans son travail; et la pose de sa voix s'en est trouvée altérée. Il lui a fallu avoir recours à des somnifères et à des anxiolytiques et il est plausible que cette situation ait nui à ses perspectives d'avancement professionnel, car la controverse qui entoure désormais sa personne peut la desservir, notamment dans le milieu de la publicité. (paragr. 106)

Or, il n'est pas possible de comparer la situation de l'intimée Chiasson, dans cette affaire, avec celle de Lepage: certes, les deux ont moralement pâti des propos prononcés à leur endroit, mais l'impact sur l'une et l'autre n'est pas comparable. D'ailleurs, après avoir fait un survol fort intéressant de la jurisprudence en matière de dommages moraux, la Cour d'appel a réduit à 40 000 $ la somme devant être versée à Lepage, jugeant que celle-ci compensait amplement les effets concrets qu'avaient eus sur l'intimé les propos des appelants et leur médiatisation, propos certes diffamatoires, mais qui ne peuvent être rangés dans la catégorie des plus graves, que ce soit par leur nature ou leurs conséquences (paragr. 107 et 118).

Quant aux dommages punitifs, la Cour a conclu que les sommes accordées à Lepage à ce titre étaient élevées, mais pas déraisonnables en ce qui concerne Goyette et Gauthier. Leur faute, qui n'était pas banale, méritait d'être vigoureusement dénoncée. Toutefois, la preuve ne permettait pas de conclure à la commission par les organisations syndicales d'une faute intentionnelle distincte de celle de leurs préposés ou mandataires ou de conclure qu'elles avaient orchestré les propos de ceux-ci ou savaient que des accusations de ce genre seraient portées contre l'intimé. Ainsi, leur condamnation personnelle à des dommages punitifs n'était pas justifiée (paragr. 135).

Cet arrêt démontre qu'en matière de compensation du préjudice résultant de propos diffamatoires, le tribunal doit considérer à la fois la gravité de l'atteinte objective, qui dépend en partie de celle de la faute, mais aussi les conséquences concrètes qui en découlent et qui dépendent d'une variété de facteurs propres à la victime(paragr. 104).

Comme le soulignait le juge Dalphond dans Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo: «l'octroi de dommages moraux à différentes victimes pour une atteinte similaire dans ses effets à l'honneur, la dignité ou la réputation, causée par une même personne et son groupe, ne saurait devenir une sorte de loterie où une victime peut gagner beaucoup un jour et une autre, peu le lendemain» (paragr. 69).

Références

  • Lepage c. FTQ-Construction (C.S., 2014-05-20), 2014 QCCS 2114, SOQUIJ AZ-51075249, 2014EXP-2207, 2014EXPT-1315, J.E. 2014-1254, D.T.E. 2014T-494.
  • FTQ-Construction c. Lepage (C.A., 2016-09-01), 2016 QCCA 1375, SOQUIJ AZ-51319580. À la date de diffusion, la décision n'avait pas fait l'objet de pourvoi à la Cour suprême du Canada.
  • Fillion c. Chiasson (C.A., 2007-04-26), 2007 QCCA 570, SOQUIJ AZ-50429543, J.E. 2007-946, [2007] R.J.Q. 867, [2007] R.R.A. 251.
  • Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (C.A., 2009-11-20), 2009 QCCA 2201, SOQUIJ AZ-50584753, J.E. 2009-2176, [2009] R.R.A. 961, [2009] R.J.Q. 2743. Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2011-03-10), 33535.

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Pour plus d'information

Me Julie Pomerleau

MeJulie Pomerleau
Avocate

Julie Pomerleau est conseillère juridique à SOQUIJ depuis 2009. Elle écrit pour L'Express en matière de droit municipal, des assurances, de la responsabilité et des dommages. Avant de passer dans l'équipe de rédaction, elle a agi à titre d'agente de formation au sein des Services à la clientèle. Enfin, elle a débuté sa carrière dans le milieu juridique au Service des affaires juridiques de la Ville de Sherbrooke, où elle exerçait la fonction de conseillère juridique-recherchiste.