Le samedi 23 novembre 2024
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Le profilage racial

9 décembre 2022

Le profilage racial existe; il est documenté et sanctionné par les tribunaux. Dans le présent billet, je ferai un survol des principes applicables à cette forme de discrimination.

Définition

Dans l'arrêt Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), la Cour suprême du Canada a retenu cette définition du «profilage racial» (paragr. 33):

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d'autorité à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d'appartenance réelle ou présumée, tels [sic] la race, la couleur, l'origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d'exposer la personne à un examen ou à un traitement différent.

Le profilage racial inclut aussi toute action de personnes en situation d'autorité qui appliquent une mesure de façon disproportionnée sur des segments de la population du fait, notamment, de leur appartenance raciale, ethnique ou nationale ou religieuse, réelle ou présumée.

La preuve du profilage racial

Peu importe la forme qu'elle prend, la discrimination s'analyse selon 2 volets. Tout d'abord, la victime doit établir les 3 éléments constitutifs de la discrimination au moyen d'une preuve prépondérante, à savoir:

  • l'existence d'une distinction, d'une exclusion ou d'une préférence;
  • fondée sur l'un des motifs énumérés au premier alinéa de l'article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (la race ou la couleur de la peau);
  • qui a pour effet de détruire ou compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l'exercice d'un droit ou d'une liberté de la personne.

Une fois ces éléments prouvés, il y a preuve prima facie ou à première vue qu'il y a discrimination. Pour contrer une telle preuve, la personne en situation d'autorité peut, dans un second temps, démontrer par une preuve prépondérante que sa conduite était fondée uniquement sur des motifs raisonnables et légitimes, qu'elle n'était pas influencée par la race ou la couleur de la personne et qu'elle ne constituait pas un traitement différencié ou inhabituel.

Le profilage racial peut rarement être établi par une preuve directe. En effet, il ne faut pas compter sur une admission des policiers voulant qu'ils aient été influencés par des stéréotypes raciaux dans l'exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires d'interpeller et d'arrêter un individu. Quant à la perception de la victime selon laquelle un policier l'a arrêtée en raison de sa couleur ou de sa race, elle ne peut, à elle seule, justifier la conclusion d'un acte de profilage racial. Des éléments de preuve objectifs et factuels doivent être présentés pour étayer une telle allégation.

Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Rezko) c. Montréal (Service de police de la ville de) (SPVM), le Tribunal précise:

[131] À ce titre, des motifs non valables d'intervention, le comportement inadéquat ou les décisions inusitées de la part de policiers sont autant d'éléments qui peuvent être considérés. Un comportement inadéquat peut entre autres s'inférer de marques d'impolitesse, d'une conduite non courtoise, ou encore d'une application excessive de la loi. De même, des propos discriminatoires constituent un indice de la présence de préjugés, conscients ou non, ayant pu influencer l'exercice discriminatoire, par le policier, de son pouvoir discrétionnaire». [Nos soulignements.]

D'autre part, parmi les éléments de preuve circonstancielle dont le tribunal peut tenir compte, il y a le contexte social. Or, en plus de la preuve d'expert qui peut lui être soumise, le tribunal doit prendre connaissance d'office du passé de discrimination dont ont souffert certains groupes défavorisés de la société canadienne jusqu'au sein de nos institutions judiciaires, dont le racisme et le racisme antinoir, et en tenir compte. Toutefois, le contexte social ne peut jamais, à lui seul, démontrer que, dans une situation donnée, il y a eu discrimination.

Survol des décisions rendues par le Tribunal des droits de la personne

Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Bazelais) c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal) (SPVM), le Tribunal a conclu qu'un homme noir n'avait pas fait l'objet de profilage racial de la part de l'escouade Éclipse, l'une des unités spéciales du Service de police de la Ville de Montréal, alors qu'il avait été interpellé dans un bar, détenu à des fins d'enquête et fouillé, car les policiers avaient des «soupçons raisonnables» pour l'appréhender. En outre, à la lumière de la jurisprudence, une exception s'applique en faveur des policiers quand la couleur d'un suspect correspond à la description physique qui en est faite, que la description obtenue est précise et que la personne appréhendée répond raisonnablement à cette description. Le Tribunal a estimé que l'unité Éclipse devait bénéficier de cette exception.

Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Nyembwe) c. Ville de Gatineau, la victime, un homme noir, ne correspondait pas à la description du suspect quant à son habillement et du fait qu'elle avait les cheveux rasés. De plus, son patronyme était à consonance étrangère plutôt que francophone et elle se dirigeait dans une direction opposée à celle que le suspect avait empruntée selon les indications de la femme ayant fait son signalement. Dans cette affaire, le Tribunal a conclu que cet homme avait fait l'objet d'un traitement différencié et inhabituel de la part des policiers de la Ville de Gatineau alors qu'il avait été interpellé, détenu, fouillé ainsi qu'arrêté et qu'il avait reçu un constat d'infraction sans motif sérieux ou raisonnable. À titre d'employeur des policiers, la Ville a été condamnée à payer 15 000 $ à titre de dommages moraux et 3 000 $ à titre de dommages punitifs.

La demande des pièces d'identité par les portiers dans un bar peut s'inscrire dans le phénomène du profilage racial comme dans le contexte des interventions policières. Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Dagobert et autres) c. Bertrand, le motif de la couleur des 4 plaignants a été l'un des facteurs ayant mené le portier d'un bar de danseuses à traiter ces derniers d'une manière inhabituelle ou différenciée. En raison des préjugés voulant que certains groupes de Noirs soient plus susceptibles de menacer la sécurité au sein d'un établissement, les plaignants ont été ciblés par le portier, qui était la personne en situation d'autorité pour contrôler l'accès au bar. Or, les plaignants n'avaient démontré aucun comportement objectivement menaçant ou dérangeant. Par conséquent, ils ont été victimes de profilage racial de nature consciente ou inconsciente par le portier de l'établissement, lequel a compromis leur droit d'avoir accès en toute égalité à un lieu public. Les plaignants se sont sentis humiliés et atteints dans leur dignité humaine. Ceux-ci ont reçu 3 000 $ chacun à titre de dommages moraux.

La Cour d'appel a confirmé que la propriétaire du bar, par l'intermédiaire de son portier, peut demander à de potentiels clients d'établir leur majorité, mais elle ne peut le faire si son motif véritable ou celui du portier  d'agir ainsi tient à la couleur de leur peau ou si ses soupçons sont fondés sur cet élément.

En 2012, dans l'affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Rezko) c. Montréal (Service de police de la Ville de) (SPVM), un policier a interpellé un passager assis dans un véhicule immobile, a proféré des insultes racistes à son endroit et s'est acharné à faire une enquête d'une durée de 53 minutes pour vérifier son identité alors qu'il n'avait commis aucune infraction. Le Tribunal a estimé que les propos «tous les Arabes sont des menteurs» démontraient l'existence, chez le policier, de préjugés racistes qui, conscients ou non, avaient influé sur l'exercice de sa discrétion policière dès le moment où la victime lui avait expliqué pourquoi elle n'avait pas ses pièces d'identité et, ensuite, lorsqu'elle s'est trompée au sujet de sa date de naissance. Dans l'esprit du policier, la victime, étant d'origine arabe, mentait nécessairement et c'est la raison pour laquelle il lui a finalement remis une contravention destinée à sanctionner ses mensonges et les longues vérifications qui en ont découlé. Pour le choc, la colère, l'humiliation et l'impuissance que l'intervention du policier lui avait fait vivre sur le coup et les sentiments de crainte et de trahison qu'il éprouve encore envers les services policiers, la victime a eu droit 10 000 $ à titre de dommages moraux et à 8 000 $ à titre de dommages punitifs pour l'atteinte intentionnelle à sa dignité.

Souvent, le profilage racial survient lors d'une intervention policière alors que la victime est au volant d'une voiture de luxe. C'est ce qui arrivé dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (DeBellefeuille) c. Ville de Longueuil. Un homme noir circulait à bord de sa voiture, une BMW, lorsqu'il a croisé une auto-patrouille. Au moment où les 2 véhicules se sont remis en mouvement après s'être immobilisés, les policiers ont pris la décision de faire demi-tour afin de suivre et d'observer le véhicule conduit par la victime. Lorsque celle-ci s'est arrêtée devant la garderie pour y reconduire son enfant, les policiers ont décidé de l'interpeller. Les policiers ont quitté les lieux après s'être assurés que les frais d'immatriculation avaient été acquittés et que le permis de conduire était en règle. Le Tribunal a conclu que, même si la victime n'avait pas été illégalement mise en état d'arrestation, son interpellation par les policiers pouvait être assimilée à une «ingérence injustifiée de l'État». Non seulement sa «liberté de mouvement» s'est trouvée momentanément compromise, mais elle a surtout subi une atteinte discriminatoire à son droit à la sauvegarde de sa dignité. Cette victime de discrimination sous forme de profilage racial a eu droit à 10 000 $ en dommages moraux et à 2 000 $ à titre de dommages punitifs.

Tout récemment, dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Ducas) c. Ville de Repentigny (Service de police de la Ville de Repentigny), un homme noir a fait l'objet d'un traitement similaire. Le 8 décembre 2017, alors qu'il circulait à bord de son véhicule, une BMW, il a vu dans son rétroviseur une auto-patrouille faire demi-tour et se placer derrière lui. Après avoir suivi la victime sur une distance d'environ 1 kilomètre, les policières ont activé leurs gyrophares et ont intercepté son véhicule. Étant convaincue que cette intervention constituait du profilage racial, la victime a refusé de remettre ses pièces d'identité. Celle-ci a donc été arrêtée, menottée et fouillée par palpation. L'une des policières a alors trouvé son portefeuille, dans lequel se trouvait son permis de conduire et sa preuve d'assurance. La victime a ensuite pu quitter les lieux.

Le Tribunal a conclu que la preuve prépondérante des circonstances de l'interpellation de cet homme permettait de conclure que la couleur de sa peau et le fait qu'il conduisait un véhicule de luxe avaient joué, de façon inconsciente, dans la décision des policières d'intercepter son véhicule. Toutefois, l'arrestation, le menottage et la fouille par palpation ne représentaient pas un traitement différencié des policières envers la victime, qui refusait de collaborer. Il s'agit d'une pratique usuelle dans ce type de circonstances. Bien qu'une personne se croyant victime de profilage racial puisse protester, elle doit cependant obtempérer aux ordres de policiers qui affirment l'avoir interceptée en vertu de la loi.

La victime a eu droit à 8 000 $ à titre de dommages moraux. La réclamation en dommages punitifs a cependant été rejetée, car les témoignages des policières démontraient leur cheminement respectif à la suite de cet événement. Le Tribunal a estimé qu'elles étaient maintenant plus sensibles à la problématique du profilage racial et aux effets insidieux du phénomène sur les gens racisés.

Pour plus d'information

Me Julie Pomerleau

MeJulie Pomerleau
Avocate

Julie Pomerleau est conseillère juridique à SOQUIJ depuis 2009. Elle écrit pour L'Express en matière de droit municipal, des assurances, de la responsabilité et des dommages. Avant de passer dans l'équipe de rédaction, elle a agi à titre d'agente de formation au sein des Services à la clientèle. Enfin, elle a débuté sa carrière dans le milieu juridique au Service des affaires juridiques de la Ville de Sherbrooke, où elle exerçait la fonction de conseillère juridique-recherchiste.